Qu’est-ce que le capitalisme ?, extrait de Critique de l’économie politique, une introduction, Michael Heinrich

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Extrait de Critique de l’économie politique, une introduction, Michael Heinrich

Traduit par I.J.

Les sociétés contemporaines sont traversées par de nombreux rapports de domination et d’oppression qui prennent différentes formes. On trouve des rapports de genre asymétriques, des discriminations racistes, d’énormes différences en termes de propriété avec une influence sociale correspondante, des stéréotypes antisémites, la discrimination de certaines orientations sexuelles. Quant à déterminer la manière dont ces rapports de domination s’articulent les uns aux autres et en particulier si l’un d’eux est plus fondamental que les autres, cela a fait l’objet de nombreux débats. Si par la suite les rapports de domination et d’exploitation d’origine économique seront au premier plan, ce n’est pas parce qu’ils seraient les seuls « valides ». Par ailleurs, on ne peut pas parler de tous en même temps. Dans la critique de l’économie politique de Marx, il s’agit en premier lieu des structures de la société capitaliste, c’est pourquoi elles sont au centre de cette Introduction. Pourtant, il ne faudrait pas s’abandonner à l’illusion qu’avec une analyse des fondements du mode de production capitaliste tout soit déjà dit au sujet des sociétés capitalistes.

Quant à savoir si nous vivons aujourd’hui dans une « société de classes », cela semble faire controverse, en particulier en Allemagne. L’usage même du terme « classe » est honni. Alors qu’en Angleterre, l’ultraréactionnaire première ministre Magret Thatcher n’avait aucun problème à parler de « working class », en Allemagne ce mot atteint difficilement le bout des lèvres même des sociaux-démocrates. Il n’y aurait que des employeurs, des entrepreneurs, des fonctionnaires et surtout la « classe moyenne ». Dans le même temps, parler de classe ne signifie pas en soi être critique de la société capitaliste. Cela ne vaut pas seulement pour les conceptions de « justice sociale » qui visent une égalisation entre les classes, mais aussi pour certaines représentations, apparemment « de gauche », qui font de la politique parlementaristeun genre de conspiration de la classe « dominante » contre le reste de la société.

Si l’existence d’une « classe dominante » opposée à une classe « dominée » et « exploitée » peut être suprenante pour un professeur conservateur en sciences sociales, lui qui ne connaît que des « citoyens », ce fait seul ne nous dit pas grand-chose. Toutes les sociétés que nous connaissons sont des « sociétés de classes ». « L’exploitation » signifie seulement tout d’abord que la classe dominée ne produit pas seulement ses moyens de subsistance, mais aussi ceux de la classe dominante. Ces classes ont été historiquement très différentes (les esclaves en Grèce antique faisaient face aux possesseurs d’esclaves, les serfs au Moyen Âge faisaient face aux seigneurs, et dans le capitalisme, la bourgeoisie [la bourgeoisie de propriétaires] et le prolétariat [les travailleuses et travailleurs dépendant de leur salaire] se font face). Ce qui est déterminant, c’est la manière dont fonctionnent la domination de classe et l’exploitation dans une société. Et sur ce point, le capitalisme se distingue sur deux points très nettement des sociétés précapitalistes :

1) Dans les sociétés précapitalistes, l’exploitation reposait sur une relation de domination et de dépendance personnelle : l’esclave était propriété de son maître, le serf était lié à un propriétaire terrien. Le « maître » avait un pouvoir immédiat sur le valet. S’appuyant sur ce pouvoir, le « maître » s’appropriait une partie de ce que produisait le valet. Dans des relations capitalistes, les salariés entrent en contact avec les capitalistes par la médiation d’un contrat. Les salariés sont formellement libres (il n’y a pas de pouvoir extérieur qui les contraint à contracter, les contrats scellés peuvent être rompus) et les capitalistes sont formellement égaux (il y a certes des avantages factuels liés à la propriété, il n’y a cependant pas de privilèges juridiques « de naissance » comme dans une société nobiliaire). Il n’existe pas un rapport de pouvoir personnel ou tout du moins dans les pays capitalistes développés, pas de manière régulière. C’est pourquoi, pour de nombreux anthropologues et sociologues, la société bourgeoise avec ses citoyens libres et égaux s’est constituée en opposition à la société féodale du Moyen Âge avec ses privilèges d’états et ses relations de dépendance personnels. Et de nombreux économistes contestent qu’il existe quelque chose comme l’exploitation dans le capitalisme, et préfèrent parler, tout du moins en Allemagne, « d’économie de marché ». Divers « facteurs de production » (travail, capital et terre) agiraient ainsi conjointement, et chacun obtiendrait en retour une part différente de ce qui a été produit (salaire, profit et rente foncière). Nous reviendrons plus tard sur la manière dont dans le capitalisme domination et exploitation justement se réalisent par la médiation de la liberté et de l’égalité formelles des « échangistes ».

2) Dans les sociétés précapitalistes, l’exploitation de la classe dominée sert en premier lieu la consommation de la classe dominante : ses membres mènent une vie luxurieuse, utilisent la richesse qu’ils se sont appropriée à leur propre édification ou à des édifices publics (représentations de théâtre dans la Grèce antique, les jeux en Rome ancienne), ou encore pour mener des guerres. La production sert immédiatement à satisfaire des besoins : ceux simples et frugaux, parce que contraints à l’être, de la classe dominée, et ceux complexes et importants de luxe et de guerre de la classe dominante. C’est seulement exceptionnellement que la richesse appropriée par la classe dominante a été utilisée pour agrandir la base de l’exploitation, par exemple en renonçant à la consommation et en achetant à la place encore plus d’esclaves pour qu’une plus grande quantité de richesses puisse être produite. Ce qui était exceptionnel est la configuration de base des relations capitalistes. Le gain d’une entreprise capitaliste ne sert pas en premier lieu à offrir une vie agréable au capitaliste, le gain doit bien plutôt être réinvesti pour pouvoir augmenter les gains futurs. La finalité immédiate de la production n’est alors pas la satisfaction de besoins, mais la valorisation de capital ; la satisfaction de besoins, et avec elle aussi la vie agréable que mène les capitalistes, n’est qu’un produit dérivé de ce processus, mais pas sa finalité : si les gains sont assez importants, alors une petite partie suffira à financer la vie luxurieuse du capitaliste, la plus grande partie étant utilisée pour « l’accumulation » (l’agrandissement du capital).

On peut trouver cela absurde que le gain ne serve pas en premier lieu la consommation du capitaliste, mais la constante valorisation du capital, c’est-à-dire l’incessant mouvement de gagner-encore-et-toujours-plus. Cependant, il ne s’agit pas ici d’une lubie individuelle. Les capitalistes sont individuellement contraints par la concurrence avec les autres capitalistes à entrer dans ce mouvement incessant de gain (l’accumulation permanente, l’élargissement de la production, l’insertion de nouvelle techniques, etc.) : s’il n’est pas accumulé, si l’appareil de production n’est pas sans cesse modernisé, l’entreprise risque d’être écrasée par les concurrents qui produisent moins cher ou de meilleurs produits. Si un capitaliste souhaite s’extraire de cette contrainte à accumuler et innover toujours, il risque la faillite. C’est pour cela qu’il est contraint de faire pareil, qu’il le veuille ou non. La « tendance illimitée du gain » ne provient pas d’une faiblesse morale des individus dans le capitalisme, elle est nécessaire pour survivre en tant que capitaliste. Comme nous le verrons encore plus nettement dans les prochains chapitres, le capitalisme repose sur une relation de domination systémique qui produit des contraintes auxquelles sont aussi bien soumis les travailleuses et les travailleurs que les capitalistes. C’est pourquoi une critique qui se concentre sur cette « tendance illimitée au gain » de capitalistes pris individuellement est trop limitée puisqu’elle ne vise pas le système capitaliste dans son entier.

Par capital nous entendons (pour le moment, cela sera précisé plus tard) une somme de valeur déterminée, dont la finalité est de « se valoriser », c’est-à-dire rapporter des gains. Ce faisant, les gains peuvent être obtenus de diverses manières. Pour un capital porteur d’intérêts, l’argent est prêté en échange d’intérêts. L’intérêt constitue ici le gain. Pour le capital marchand les produits sont achetés moins chers à un endroit et revendus plus chers à un autre endroit (ou à un autre moment). La différence entre le prix d’achat et de vente (abstraction faite des frais divers) constitue le gain. Pour le capital industriel, c’est finalement le processus de production lui-même qui est organisé de manière capitaliste : le capital est avancé pour l’achat de moyens de production (machines, matières premières) et l’emploi de forces de travail, de telle sorte que le processus de production a lieu sous la direction du capitaliste (ou de ses préposés). Les produits sont alors vendus. Si la recette obtenue est supérieure aux coûts investis dans les moyens de production et les salaires, alors le capital qui a été avancé ne s’est pas seulement reproduit, mais a aussi rapporté un gain.

Pratiquement dans toutes les sociétés qui ont connu l’échange et l’argent, le capital, dans la signification que l’on vient d’esquisser (en particulier en tant que capital porteur d’intérêts et capital marchand, mais moins pour le capital industriel) a existé, mais il jouait le plus souvent un rôle seulement mineur, quand la production pour la satisfaction des besoins dominait. On ne peut parler de capitalisme que lorsque le commerce, et surtout la production sont mûs principalement de manière capitaliste, c’est-à-dire orientées par le gain et non plus par la satisfaction de besoins. Le capitalisme, dans ce sens, est un phénomène moderne et européen.

Les racines de ce développement capitaliste moderne remontent en Europe jusqu’au Haut Moyen Âge. Tout d’abord, le commerce de longue distance fut organisé sur une base capitaliste, pour lequel les croisades (qui furent plutôt d’énormes pillages) jouèrent un rôle de premier plan pour son expansion. Peu à peu, les marchands, qui tout d’abord ne faisaient qu’acheter des produits pour les revendre ailleurs, commencèrent à contrôler la production : ils commandaient certains produits, avançaient les frais pour les matières premières, et fixaient le prix auquel ils cédaient le produit fini.

Le développement de la culture et du capital européens connurent un sursaut décisif ensuite au 16e et 17e siècles. Ce qui est souvent appelé « l’époque des grandes découvertes » dans les livres scolaires est décrit par Marx de la manière suivante :

La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et du sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste. (p. 843).

La production capitaliste gagna de nouveaux domaines en Europe, des manufactures et des fabriques apparurent, et à côté des capitalistes marchands s’établirent finalement des capitalistes industriels qui, dans de toujours plus grandes installations de production, employèrent toujours plus de forces de travail en tant que salariés. Dans le 18e siècle tardif et au début du 19e, ce capitalisme industriel se développa tout d’abord en Angleterre, au 19e, il gagna la France, l’Allemagne et les USA. Au 20e siècle, c’est presque le monde entier qui fut progressivement gagné par le capitalisme, mais aussi par des tentatives dans certains pays comme la Chine ou la Russie de se soustraire à cette dynamique en construisant un « système socialiste » (voir à ce sujet le chapitre 12). Avec la chute de l’Union soviétique, et l’orientation de la Chine vers des structures d’économie marchande et capitaliste, le capitalisme ne connaît, au début du 21e siècle, aucune frontière, du moins géographiques. Cependant, le monde entier n’est pas encore soumis au capitalisme (comme on peut le voir pour de grandes parts de l’Afrique), mais non pas parce que le capitalisme rencontrerait des résistances, mais parce que les conditions de valorisation ne sont pas partout aussi favorables : le capital cherche toujours les meilleurs possibilités de gain et laisse ainsi tout d’abord de côté là où elles sont moins élevées (voir l’introduction à l’histoire du développement du capitalisme, Conert 1998).